Bien que l’on ne me donne pas plus de 25 ans, du moins sur une photo argentique surexposée, marquée de fuites de lumière et de grain, il y a vingt-cinq ans, j’étais étudiant dans une université où les cours de photographie se déroulaient dans des chambres noires, au milieu des vapeurs de produits chimiques.
Le concept de « numérique » existait déjà. En 1998, par exemple, Sony lançait le Mavica, un appareil qui stockait ses images sur disquette, un support aujourd’hui relégué aux oubliettes de la technologie, aux côtés des cassettes Betamax, des modems 56k et des minidisques.
Un an plus tard, Nikon présentait le D1, le premier appareil photo numérique réellement accessible aux professionnels. Sa carte mémoire ne contenait que 64 mégaoctets, soit à peine 16 clichés en format RAW. Peu, certes, mais l’alternative argentique n’offrait guère mieux : 36 photos par rouleau de 35 mm, entre 10 et 16 sur une pellicule 120 mm.
La praticité du numérique s’est rapidement imposée comme un atout majeur : plus besoin de développement laborieux ni de dépenses inutiles pour des clichés ratés.
J’en étais convaincu : l’ère de la photo argentique était bel et bien révolue…
Le retour du rétro
Avance rapide jusqu’en octobre 2024. Dans le quartier branché de Temple Bar, à Dublin, alors que j’installe mon Lubitel 2 – un appareil reflex bi-objectif russe indestructible, âgé de soixante ans et acheté pour quarante euros – pour capturer un graffiti local, un jeune homme m’interpelle. Il porte un Olympus au look typique des années 90, une décennie qui, il faut bien l’avouer, n’a pas laissé un héritage stylistique inoubliable, y compris en photographie. Je devine immédiatement la suite de la conversation : j’ai déjà vécu cette scène à Porto, à Tromsø, en Turquie et en Australie. Une discussion « entre connaisseurs » sur la photographie argentique s’engage inévitablement. J’en suis désormais convaincu : posséder un appareil photo vintage suscite le même effet qu’un carlin tenu en laisse incrustée de diamants. C’est un aimant à conversations.
Note d’Emmanuël : C’est mon appareil fétiche, je l’avais reçu comme cadeau pour la réussite de mes examens interdiocésains et que le mien était estampillé ЛОМО, c’est à dire Association optico-mécanique de Léningrad. Je n’ai jamais vraiment accroché à cette appareil car sa mauvaise fabrication empêchait d’avoir de bons résultats lors des prises de vue. Il faut aussi avouer qu’en 1988 donner des photographies ratées aux profs n’était pas forcément bon pour l’obtention de points satisfaisant à la réussite scolaire. Fait amusant et anecdotique, se promener avec cet appareil autour du cou en 2024 (c’est possible si vous avez la gaine de cuir d’époque) fait de vous un être absolument original!
Ce regain d’intérêt pour l’argentique se reflète aussi dans les chiffres. La demande de pellicules Kodak a doublé ces dernières années et le marché mondial des appareils argentiques a connu une hausse de 30 % cette année. Selon une étude de Cognitive Market Research, ce secteur devrait atteindre une valeur de 365 millions d’euros d’ici 2030, contre 280 millions en 2023. Cet engouement a même poussé Pentax à commercialiser un nouvel appareil, le Pentax 17, le premier modèle argentique inédit depuis plus de vingt ans. Pour mener ce projet à bien, l’entreprise a dû rappeler certains ingénieurs sortis de leur retraite.
La passion des nouvelles générations
Dans les vitrines des boutiques spécialisées, les appareils jetables et réutilisables, comme l’Ilford Sprite ou le Kodak M35, aux multiples déclinaisons colorées, attirent tous les regards. Lorsque je vais faire développer mes rouleaux, je partage souvent la file d’attente avec des jeunes de la génération Z et des Millennials, influencés par les célébrités exhibant fièrement leur appareil vintage sur les réseaux sociaux. Ils hésitent longuement entre un Kodak Portra et un Ilford Delta, preuve que l’argentique est devenu un phénomène culturel.
Même sur les plateformes d’enchères dédiée aux appareils anciens, des Leica, Mamiya, Hasselblad et Rolleiflex s’arrachent à des prix vertigineux.
Mon avis ? Pas besoin de dépenser des fortunes. Avec un appareil coûtant 100, 200 ou 300 euros, on peut déjà s’amuser. Avant chaque voyage, j’aime glisser un rouleau de film dans mon Holga 120N, un des appareils les plus rudimentaires jamais conçus, dont la production a cessé en 2015 avant d’être relancée en 2017. Entièrement en plastique, il est si rudimentaire qu’il faut en scotcher les bords pour éviter les fuites de lumière. Les résultats sont souvent toujours imparfaits, mais c’est justement ce qui fait tout son charme.
Note d’Emmanuël : Si on s’en réfère aux 10 commandements lomographique, c’est une pratique rigoureusement interdite. De plus, scotcher les bords s’avère une action inutile puisque c’est la lentille de plastique qui fait entrer le jour sur la pellicule. Sur une bobine développée, les artefacts lumineux ne sont jamais à la même place, preuve que c’est la lentille qui en bougeant ne filtre jamais la lumière de la même manière.
Une ode à l’anticipation
Pour les plus de quarante ans, l’amour de la photo argentique est avant tout empreint de nostalgie : l’appareil d’antan, l’esthétique vintage, le rituel du chargement du film, le doux claquement de l’obturateur mécanique… Pour la jeune génération, en revanche, l’attrait pour l’argentique s’inscrit dans une quête d’authenticité et une rébellion contre la perfection lisse et artificielle imposée par les réseaux sociaux. Dans un flux Instagram saturé d’images hyper-travaillées, un cliché argentique attire davantage l’attention.
Quoi qu’il en soit, la photographie argentique impose un rythme différent : elle force le photographe à ralentir, à réfléchir à chaque cliché. C’est l’antithèse de la gratification instantanée et, en même temps, une célébration de l’anticipation, qui commence dès le choix de l’appareil et de la pellicule, avant même d’appuyer sur le déclencheur. Conscient que le résultat sera imparfait, il m’arrive d’exhumer de mon réfrigérateur une vieille pellicule périmée – une boîte de Kodak Gold datant de 1989 – dans l’espoir d’obtenir un rendu aussi éloigné que possible de la perfection numérique. Même si seulement trois ou quatre clichés s’avèrent réussis, cela en vaut toujours la peine.
Un article de Sebastiaan Bedaux retaillé par votre serviteur et distribué par notre ami Pierre (VifWeekEnd du 12/12/2024).
Le terme « argentique » s’est répandu au début des années 2000 quand le besoin s’est fait sentir de différencier la photographie classique, sur pellicule, de la photographie dite « numérique » en plein essor.
Source : Wikipédia
Emprunté au vocabulaire de la chimie, il fait référence aux minuscules agrégats d’argent qui constituent les images produites selon ce procédé.
Le terme « analogique » est parfois abusivement utilisé par opposition à « numérique ». La photographie analogique se réfère en réalité à un procédé proche de la vidéo analogique, où les images sont enregistrées, ligne par ligne et généralement sur un support magnétique, tel le Mavica de Sony.